Avec trois décennies de recul, quelque chose de vrai subsiste des promesses de l’économie de l’information : la mutation qui accompagne l’essor des technologies numériques touche aux fondements du capitalisme, elle en déstabilise les principes élémentaires. Mais, là où un optimisme techno-entrepreneurial promettait une cure de jouvence, le cours des choses révèle plutôt une dégénérescence. L’essor du numérique bouleverse les rapports concurrentiels au profit de relations de dépendance, ce qui dérègle la mécanique d’ensemble. A l’âge des algorithmes, la richesse ne procède plus de la production mais du contrôle et de la prédation.
Un déplacement qualitatif est donc en train de se produire dans la logique même du système. Les opérations des géants du numérique sont pour l’essentiel des actions de sabotage, qui orientent les puissances de l’information en faveur de dispositifs de capture. Ce réagencement socioéconomique déborde le secteur des Techs pour embrasser tous les champs d’activité́, comme on peut l’observer avec la monopolisation du contrôle sur les chaines d’approvisionnement qui drainent de la valeur et des produits à travers toute la planète.
Sur ce paysage mouvant plane l’esprit des hackers des années 1980 : « C’est notre monde maintenant... le monde de l’électron et du commutateur. » Or la critique n’en est qu’à ses balbutiements. Quelle est la cartographie précise des circuits d’extraction de la rente ? Comment se branchent-ils sur le système financier et, en particulier, sur les méga-fonds d’investissement qui organisent sa centralisation ? Comment se nourrissent-ils de l’exploitation des travailleurs du clic, de la gig economy et des formes plus anciennes du travail salarié ? Qui sont les proies et à quelles conditions leurs subjectivités peuvent-elles converger en une puissance sociale alternative ?
L’heure languissante de la subsomption pleine au capital a sonné́, menant la civilisation humaine au bord d’une pente abrupte et rocailleuse, celle de la chute catastrophique. L’hypothèse techno-féodale donne un nom à cette calamité. Une étape théorique incontournable pour envisager un ailleurs.